Nous travaillons dans un monde où les limites historiques entre ville et campagne, artisanat et industrie, culture populaire et culture savante, sont devenues floues. Comment définir un lieu dont on ne perçoit plus vraiment les bords ? Cela ne signifie pas que tout est uniforme ou globalisé mais, à la manière d’un écosystème régit par une logique fractale, la construction d’un territoire est à la fois le général et le particulier.
Nous pouvons construire en bois dans le Livradois-Forez en sciant dans la vallée des sapins abattus dans la forêt voisine mais nous ne pouvons pas oublier les façades des maisons de Louis Kahn (2), traitées comme des meubles, il y a un demi-siècle, ou les claustras d’Alvar Aalto, il y a un siècle.
Il n’est plus suffisant de dire que le lieu porte en lui le « génie » de son architecture, de sa transformation. Nous parlons donc de « milieux » pour définir l’interaction entre l’architecture et les écosystèmes culturels, économiques, géographiques qui la porte, non plus seulement ici mais ailleurs, conscients du caractère global du monde que nous occupons.
La réglementation thermique, la mesure des vides des claustras dans l’histoire de l’architecture ou le savoir-faire du coffrage en pisé sont des écosystèmes imbriqués, des milieux.
Nous construisons actuellement un bâtiment en pisé. Le mur en terre crue est un savoir-faire ancestral de la construction dans le Livradois-Forez et pourtant nous n’héritons pas de cette technique de manière linéaire. Les techniques vernaculaires des bancheurs de terre sont à l’origine au début du XX° siècle du développement du béton armé en France. Donc, l’archétype du mur en béton moderne, c’est le mur en terre, le contre-moule de l’architecture. Mais notre architecture aujourd’hui est contemporaine, influencée par nos maitres modernes. Quelle est la référence du mur en pisé que je construis aujourd’hui ? Vernaculaire ou savante ? (Page 15)
Frugale ?
Nous travaillons à la campagne, dans les villes moyennes, face à de quartiers pavillonnaires, en limite de zones industrielles. Ces territoires sont habités ou déserts, les sites sont exigus ou vastes, plats ou pentus, les vues sont ouvertes ou cadrées mais les programmes sont toujours banals. Une maison de retraite de campagne, des médecins dans un village, des logements sociaux dans une métropole régionale, nous n’avons pas été invité pour le concours du prochain Guggenheim. Nous traitons de sujets courants dans des territoires pauvres. Mais parce que nous refusons que les lieux soient banals, nous pensons que le projet doit être exceptionnel.
Il n’y a pas de moyens exceptionnels pour les sujets courants, le projet n’est pas pauvre, il est frugal, c’est-à-dire que la dépense économique ou environnementale est mesurée par le projet au sens culturel. La frugalité est le rapport pertinent entre effort et effet, non comme un objectif mais comme une échelle de mesure.
A Marsac-en-Livradois, nous décidons de construire un projet en pisé car le village est construit en terre crue, c’est un savoir-faire ancestral, visible sur tous les murs de la vallée de la Dore mais qui a presque disparu aujourd’hui. Le maitre d’ouvrage accepte la terre crue mais demande un bâtiment très performant énergétiquement. La terre est un piètre isolant, nous devons donc réaliser un double-mur, isolé, pour que le pisé reste porteur et soit visible à l’intérieur comme à l’extérieur. Même si le pisé présente des qualités en matière de confort thermique, le choix n’est pas technique, il est avant tout culturel.
Avec l’inversion du coût main d’œuvre/matière première, le savoir-faire qui était celui des pauvres il y a un siècle devient cher aujourd’hui, particulièrement puisqu’il faut en faire deux. Par contre, la terre étant prise sur le site ou récupéré dans le village, l’argent public, exclusivement dirigé vers la main d’œuvre, est valorisé dans l’économie locale. En réalité, le coût au mètre carré est inférieur à une paroi en cuivre ou une façade rideau en verre mais faire l’effort principal du projet consiste à bâtir des murs en terre qui parsèment déjà le village, parfois en ruine. C’est un choix culturel, mesuré à l’échelle de la frugalité. (Page 15)
Quel est le prix d’une façade en béton ? Voilà une question incongrue tant la réponse peut être 1 ou 10. Dans un des hameaux de la commune d’Ambert, nous faisons réaliser une grande fontaine gravitaire par une association locale de réinsertion. L’association n’a pas de banche, les douze ouvriers de l’équipe ne connaissent pas le métier avant le chantier, seul l’encadrant est maçon. Nous proposons simplement de construire les coffrages avec des planches qu’ils sont allés faire scier à la scierie du coin. Le prix des murets est le tiers de celui que proposaient les entreprises classiques de maçonnerie, la fontaine coutera 60 000 euros. Le béton sera mal fait, pas très droit, avec des traces de coulage. Mais la commune n’aurait jamais dépensé 180 000 euros pour construire une fontaine dans un hameau de cinquante habitants à peine (Page 26)
Le besoin de frugalité est également une question de mise en œuvre de la matière. Le béton est une matière du XXe siècle dont le spectre s’étend des coffrages volontairement rustiques des villas Jaoul (3) vers les parois lisses comme une peau de bébé des opérations de bureaux en Suisse. Y-a-t-il plus de perversion à demander à son maçon sarde de mal faire ou de venir toiletter des murs par des enduits imitant une idée parfait du coulage ?
Kenneth Frampton utilise l’oxymore « monumentalisation du vernaculaire » pour décrire ce phénomène, l’idée culturelle qui consiste à mettre en scène le caractère rustique d’un objet architectural.
Nous sommes nostalgiques d’une époque où l’architecture n’était pas celle des catalogues, où la matière première était proche de la construction, où le produit était transformé par l’entreprise elle-même, où les lieux avaient du caractère. L’histoire de l’art a su dépasser la barrière des monochromes de Malévitch : que faire après cela ?
Nous sommes en rupture avec la production architecturale de la fin du XXe siècle, y compris celle d’architectes que nous admirons, dans laquelle l’abstraction des formes prédomine en faisant disparaître l’idée de mise en oeuvre de la matière. Comment faire pour éviter que tous les projets se ressemblent comme si l’architecture devenait un monochrome.
Il s’agit également d’affirmer ce besoin de frugalité, d’accepter le milieu de ces architectures, de reconnaitre que nous ne sommes pas en mesure de construire des objets parfaitement mise en œuvre.
Nos projets s’appuient sur ces recherches, sur cette ambiguïté. Comment être rustique et précieux à la fois. (1)
Rustique et précieux
Je donne à l’ENSA de Clermont-Ferrand un cours dont la thèse, non nécessairement partagée, est : la matière est fondatrice de l’architecture.
Il y a une différence entre construire l’architecture et mettre en œuvre la matière. C’est ce choix abstrait que nous explorons, cette manière de convoquer des imaginaires singuliers associés aux matières. Pour la maison de retraite d’Arlanc, bâtiment principalement construit en bois, nous avions choisi de réaliser un volume en béton en réponse aux murs en terre présents sur les franges du village. Pensant que le maçon ne serait pas suffisamment équipé pour le coffrage d’un long mur, et afin de faire disparaître les défauts de coulage, de planimétrie, nous avons choisi la technique rustique du coffrage en planches et dessiné un calepinage complexe. Le maçon a finalement utilisé des banches métalliques sur lesquelles il a cloué ces planches, comme une décoration. Le résultat est magnifique, mêlant le caractère rustique, des petites coulures, des traces de planches au dessin soigné des joints creux, des lignes de coulage mais le processus de fabrication est pervers, il est l’inverse de l’intention. Est-ce un problème ? C’est en tous cas le témoignage des expériences que nous menons sur la matière. (Page 19)
A la suite du projet de maison de retraite d’Arlanc, dont le volume nous a permis de mesurer l’efficacité de la filière bois et d’installer des habitudes de travail avec les acteurs, nous travaillons sur nos cinq chantiers en bois dans le Livradois-Forez avec le même charpentier, les établissements Veyrière (4), une entreprise locale assez singulière qui rassemble des acheteurs de bois sur pieds, une grosse scierie internationale, des usines de transformation (lamellé-collé) et des charpentiers. En plus d’être économiquement très efficace, la relation est passionnante sur le plan architectural, elle nous offre une grande liberté dans le dessin, il n’y a pas de catalogues de mesures imposées. Nos bâtiments en bois présentent un dessin complexe, avec plusieurs types de bardage, des épaisseurs, des retraits, des assemblages difficiles, etc.
Il faut bien comprendre que, dans le contexte des marchés publics, travailler toujours avec la même entreprise témoigne d’un équilibre, d’une optimisation entre le prix et la qualité de mise en œuvre. Il s’est installé une forme d’acculturation entre eux et nous. Nous acceptons une part de rusticité dans la mise en œuvre (les bois ne sont pas parfaitement rabotés, les angles sont souvent blessés, il y a des nœuds, des parties noires, etc.) et eux, en s’appuyant sur la proximité de la ressource, proposent des prix bas qui nous permettent de dessiner des formes géométriques complexes.
Ainsi les claustras, les panneaux assemblés comme des menuiseries, les cadres massifs, tout le vocabulaire de cette architecture dessinée comme un objet précieux se confronte au caractère rustique de la mise en œuvre. Il s’agit là de l’interprétation esthétique, culturelle de l’architecture des milieux que nous défendons.
NB : Benoît Alazard, le photographe auquel nous avons commandé les reportages a choisi de montrer nos projets dans cet esprit. Il n’a pas cherché à cacher les défauts de mise en œuvre, les parties du bois noircies par la pluie. Il ne fait pas beau sur toutes les photos, les reportages sont réalisés quelques mois après la réception. Il a choisi un grain et une couleur d’image qui rendent compte d’un bâtiment déjà patiné.