Pères et Maîtres

Boris Bouchet

Territoires - Matières // ENSACF, 2008, EVAN

 

Existe-t-elle ?

Existe-t-il une culture associée à ces lieux ?

Existe-t-il une architecture associée à ces lieux ?

Eux-mêmes, existent-t-ils ? Certes, Ils portent vos pas, mais pouvez-vous les distinguer ? D’un point de vue ontologique, sont-ils bien là ?

Les lieux de vos pères existaient. Ils se tiennent là devant vous encore aujourd’hui, mais existent-ils ?

Les constructions, les mutations que vous choisissez pour ces lieux sont-elles singulières ? Caractérisent-elles ces lieux ou participent-elles du catalogue générique de la construction ?

Existe-t-il une culture associée à ces lieux ? Sur vos écrans, pour ceux qui la cherchent, une culture globale existe. Sur les murs de vos églises et châteaux, pour ceux qui la protègent, une culture passée existe. Mais, aujourd’hui, quel espoir avez-vous de voir une culture contemporaine naître de ces lieux ?

Sans culture, quel espoir avez-vous de construire une architecture contemporaine ? Quel intérêt voyez-vous à offrir à ces lieux des constructions copiées sur le catalogue mondial de l’architecture en plastique ? Architectures pour lesquelles le choix des couleurs de la façade est l’acte fondateur de la conception.

Mais alors que tout était si simple, que l’on construisait en pierre dans la montagne, en terre dans la vallée, alors qu’il y avait l’architecture savante aux règles claires, représentation du pouvoir et héritage du glorieux passé. A la fonctionnalité de l’architecture vernaculaire et aux académismes de l’architecture classique, est venu se superposer la modernité, à la fois plus complexe et aux fondements plus simples et universels. Le regard s’est tourné du coté des arts, l’abstraction est apparue comme le concept fondamental de l’homme moderne. L’histoire de la rencontre entre deux lignes d’épaisseurs différentes était devenue aussi riche que les feuilles d’acanthe du panier découvert par Callimaque. (1)

Chaque chose, en nous ou devant nous, témoigne de cette double influence, la culture moderne, série de ruptures nécessaires, récurrences de l’histoire de l’art et le savoir vernaculaire, non seulement local, mais nébuleux, ensemble des singularités régionales tout autant que de points communs entre lieux distants. Là où l’homme regardant la carrière de granit et tournant le dos à la maison qu’il va construire est le même dans le Geres portugais, dans la vallée du Tessin ou au pied d’une falaise bretonne. Là où l’homme pleurant devant la représentation de l’artiste dans l’œuvre (2), l’architecte traversant la planète pour un bain dans une vallée reculée (3) et l’adolescent émerveillé par des portraits fauves exposés derrières des tuyaux (4) sont les mêmes.

Ce que disent nos pères, ce que pensent nos maîtres. C’est dans cet entre-deux que doit se construire notre culture contemporaine. Nos constructions.

Croire que seules prévalent des références universelles, modernes, mondiales ou à l’inverse que l’inspiration ne doit être que locale, justifie, d’un coté ou de l’autre, toute les errances culturelles, bonbon en plastique rose au bord de l’autoroute ou le pseudo-vernaculaire des pavillons fleuris.

 

Figures métisses

Quel objet, quelle parole peuvent se prévaloir d’être issus d’une influence unique ?

Quelle inspiration découle d’une lignée parfaite ?

Dans les ruines de la villa d’Hadrien occupé par les ânes et les moutons, les mots de Chateaubriand nous laissent une impression étrange. Alors que nous comprenions ces lieux comme une histoire linéaire menant de la puissante demeure antique à l’attraction touristique de notre temps, la ferme abandonnée décrite dans « Voyage en Italie » témoigne d’un état intermédiaire, à contre-courant. Ce moment, où la culture antique disparaissait dans le paysage agreste de l’Italie du XIX° siècle, n’existe plus dans l’objet que nous visitons aujourd’hui, événement pourtant essentiel de l’histoire de l’art, prémisse du romantisme français. (5)

Le dessin ondulé des vases d’Alvar Aalto, figure du design nordique, avait pris naissance dans les lignes sinueuses des lacs finlandais, retracés quelques années plus tôt, sur la table à dessin de ses parents. (6) S’agit-il seulement d’un rapprochement formel ? Quelle est cette volonté d’ubiquité ? Reconnaitre qu’il n’y a pas de choix à faire entre le lieu qui l’a vu naitre et ceux qui portent les idées de son temps. Reconnaitre que cette maison dans la forêt est à la fois finlandaise et résolument moderne, comme Maire Gullinchsen elle-même. (7) Reconnaitre que les figures à construire sont complexes.

Un objet qui semble pourtant avoir des limites objectives, celles qui touchent la peau de nos mains, construit par des hommes pour une seule raison fonctionnelle, sans idée culturelle, et dont nous héritons aujourd’hui sans autre modification que celle du temps.

Un mur en pisé séparant le chemin du village d’un jardin dans la vallée de la Dore.

Comment y voir autre chose qu’une figure linéaire issue d’une succession chronologique de techniques, une ligne droite de la construction à l’objet qui se tient encore debout. Puisqu’il n’est pas seulement cette barrière construite mais la représentation de tous les murs en pisé, toute l’architecture en terre, tous les objets moulés, il s’agit d’une figure, quelque chose qui n’est ni seulement abstrait ni seulement un objet.

Cette figure vernaculaire, aux apparences locales, tisse des liens complexes avec les constructions qu’elle a vues apparaitre et perdurer. La technique ancestrale du pisé est à l’origine de l’invention du béton, matière moderne. Les lieux, où l’utilisation de l’argile pour la construction était particulièrement développée, se sont révélés des terres fertiles pour le béton, grâce aux techniques des maçons et boiseurs. (8)

Le mur en pisé serait l’archétype de la modernité, le type premier du mur en béton. Il appartient à cette figure complexe, celle de la matière moulée, où l’architecture est le négatif de la construction, mais dans laquelle il ne se contente pas de succéder chronologiquement au mur en béton. L’influence est réciproque, la tendance s’est inversée. Aujourd’hui où nous ne construisons plus en pisé, les murs stratifiés du couvent de la Tourette, les granulats de la cathédrale du Havre sont devenus archétype. Alors qu’il n’a pas bougé, que sa fonction n’a pas évoluée, le mur en pisé est devenu une figure de moins en moins linéaire.

Ce n’est pas un mode d’emploi, mais l’architecte, face au projet de la cabane au fond du jardin, contre le mur en pisé, ne peut ignorer la question complexe qui lui est posée : l’objet ne compte pas, seule la figure a du sens. Il n’est plus seulement question d’un génie du lieu (9), portant en lui, cachée, toutes les richesses du futur projet, mais bien de cette figure tentaculaire, où les bétons granuleux d’un musée parisien (10) ont tout autant de sens, de présence que ce vieux mur en terre, pourtant si distinct au milieu des champs au fond de cette vallée.

Puisqu’elle a des limites, chaque chose devant nous est une figure. Puisque les limites sont arbitraires, mouvantes, ces figures sont multiples, témoignages du millefeuille culturel. Le résultat du passé, les sols qui nous portent, ne sont plus à considérer comme des figures linéaires. Même la chose la plus évidente, les objets les plus locaux, directement issus du passé sont des figures complexes.

Des figures métissées, juxtapositions serrées et opaques, superpositions translucides laissant apparaitre le fond ou séries impeccablement espacées.

Le mur en pierre, archétype de l’habitation, symbole de l’édifice face à la pensée pour Victor Hugo (11), comment cette figure ancestrale pourrait-elle être métissée. Certes multiple : beige ou bleu, entre deux pays, entre la place et le théâtre ou entre deux jardins mais forcément évidente, simple comme deux pierres empilées.

Face à cette figure, le degré zéro, la première intention de n’importe lequel d’entre nous, est le mur en pierres massives, l’imaginaire de la carrière, de la matière exploitée, l’architecture comme un extrait du sol. La seule attitude tenable, respectueuse de cette matière brute, serait l’épaisseur du bloc, et cela sans qu’il soit question de penser que la pierre large, la pile structurelle ne soit que le souvenir d’une architecture passée : cinq mille ans séparent un chaix dans le Gard (12) de pyramides en Egypte.

Et pourtant la pierre peut être fine, feuille précieuse dépliée sur les murs du pavillon de Barcelone (13). Devons-nous, pour autant de perversion, dénoncer un mensonge, une tromperie, cet objet qui soutient le toit et sépare deux espaces appartiendrait-il moins à la figure du mur en pierre parce qu’il choisit d’exprimer une idée qui n’est pas celle de l’église romane?

La figure se métisse peu à peu, on perçoit plusieurs réponses à la même question. Puisque la pierre a perdu son pouvoir d’isolation, puisqu’elle a du mal à être structure, les murs deviennent composites. Devons-nous, pour autant, oublier la pierre qui n’est plus qu’un décor ? D’autres attitudes louables existent, acceptant le mur en pierre comme une figure métissée.

Gommer l’imaginaire de la matière comme ressource, faire disparaitre la nature dans l’architecture en donnant les mêmes centimètres au béton et à la pierre (14)

Etre l’orfèvre qui donne l’illusion de l’épaisseur là où l’œil veut la voir. (15)

Accepter que les influences soient multiples, accepter que les figures soient métissées, accepter que les murs des champs parlent aux poutres des monuments.

Ce que disent nos pères, ce que pensent nos maîtres.